Voici la photo qui a été proposée pour créer un texte, dans le cadre du jeu d'écriture institué par les blogs suivants :
et
A l'attention de Lizly : mon texte faisait à l'origine... 8 pages, j'ai réussi à le condenser en 3 (j'ai gommé tout ce qui pouvait expliquer la psychologie des personnages), j'espère que ca reste cohérent. Mais peut-être est-il encore trop long pour participer... Tant pis, je le publie quand même, ici, comme fiction pour ceux qui ont seulement faim de lecture !
Mina et le dernier métro
"T'en trouveras facilement un à la station", lui avait dit sa fille, un peu agacée, après avoir tenté en vain d'avoir une voiture par les radios, "tu peux comprendre que je ne peux pas m'occuper de toi comme ça, à l'improviste !". Puis Philippine l'avait gentiment poussée sur le palier, avant de refermer vite la porte de son appartement, comme si déjà le dîner improvisé en cette veille de vacances lui avait pesé. Mina traversa le jardin de la copropriété sans prêter attention aux premières roses, magnifiques malgré la lumière blafarde du lampadaire. Il faisait frais mais elle ne s'en rendit pas compte, son corps semblait étanche à toute sensation. Elle attendit désespérément un taxi à la station. Pas un seul non plus en vadrouille dans ce quartier huppé de la capitale où les habitants ne manquent pas de se calfeutrer chez eux dès la soirée commencée. Or, il était minuit passé.
Comme un automate, Mina s'engouffra dans la bouche de métro. Au bout du quai désert, des flashes clignotaient par intermittence, scintillant dans la lueur glauque des lieux. Cela la sortit de ses pensées aussi sombres que ces rails qui se perdaient dans un tunnel en courbe, ce couloir dont elle avait oublié jusqu'à l'odeur désagréable de caoutchouc chaud mélangée à celle de produits d'entretien bon marché. Elle détestait le métro et s'aperçut qu'elle n'y avait pas mis les pieds depuis quelques années, de même qu'elle avait oublié l'existence de ces cabines photomaton. Elle se rappela son adolescence, ce grand amusement que d'aller, en bande de copines, se payer une tranche de rigolade à gorge déployée devant ce miroir qui vous renvoyait en quelques minutes votre jeunesse insolente sur papier glacé, à une époque où on ne disposait pas encore de tous les gadgets actuels capables d'immortaliser la moindre parcelle de sa vie dans une immédiateté bien inquiétante.
L'homme sortit de la cabine, attendit ses photos en lui tournant le dos, puis, une fois celles-ci récupérées, prit la sortie en toute hâte, sans lui jeter un regard comme si elle était invisible. Mina s'installa à son tour sur le siège, face à la glace terne, scruta son visage de face, de profil, remua la tête dans tous les sens, puis fixa cette ombre d'elle-même que l'obscurité du miroir lui renvoyait. Elle sentit se détacher d'elle ces yeux, ce regard, cette bouche, qu'elle croyait connaître par cœur. "Bellissima !", avait-elle entendu lui lancer une mamma italienne un jour qu'elle descendait, cheveux au vent, épaules nues, sous le soleil radieux, les rues de Bordighera, en route vers un rendez-vous amoureux. "Sehr schon...", avait murmuré encore, un jour, une grosse allemande, au bord du Ti Ti See. "Nice...", avait susurré un jeune adolescent dans les allées de Longchamp… Il arrivait aussi que des jeunes hommes facétieux se jetassent à ses pieds pour obtenir son numéro de téléphone… Tant d'hommes avait-elle connus, mais qu'elle quittait toujours sans avoir vraiment cessé de les aimer, comme si c'était inéluctable parce qu'elle ne pouvait faire un choix et qu'il n'était pas encore dans nos mentalités monogamiques de partager sa vie avec plusieurs amants à la fois. Choix… "Tu ne peux pas savoir, tu n'as jamais été quittée !", lui disaient ses amies. Choix ? Si elles savaient… Plutôt crainte d'être quittée lorsque, comme aujourd'hui, les lignes de son profil n'auraient plus été aussi parfaits, le bas de son visage se serait légèrement alourdi, sa démarche serait devenue plus incertaine.
"Je ne pourrais pas m'occuper de toi…". Cette phrase, ce n'était pas la première fois qu'elle l'entendait de sa fille. Sa fille, cet enfant unique qu'elle n'avait pas vraiment désiré, mais tant gâté. Quand Mina s'était séparée de son mari, juste trois ans après sa naissance, elle s'était promis de tout faire pour que la gamine n'en souffrît pas. En toute intelligence, elle était restée en bonnes relations avec Hubert et tout s'était bien passé. Deux ans après son entrée aux Beaux-Arts, Philippine s'était mariée avec un fils de famille plutôt médiocre, qui ne devait le poste important qu'il occupait qu'à son père, administrateur d'un important groupe pétrolier. Mina s'était demandé ce qui avait pu attirer sa fille, ne serait-ce que physiquement, chez cet homme. De quinze ans plus âgé qu'elle, il était assez petit, mal proportionné, avec les épaules tombantes et les cheveux déjà largement grisonnants. Son élocution était hésitante, proche du bégaiement. Mina l'avait trouvé instruit, certes, mais manquant de culture et de cette intelligence vive qui rendaient les gens intéressants et agréables en société. Cependant, elle s'était fixé pour règle de ne jamais intervenir dans la vie sentimentale de sa fille.
A bien réfléchir, elle se dit qu'elle la connaissait mal, sa fille. Peut-être n'avait-elle jamais cherché à la connaître, s'étant contentée de l'élever le mieux possible mais toujours avec ce sentiment qu'elle sera à jamais extérieure à elle-même. C'était étrange comme impression pour une mère qui avait porté son enfant. Un souvenir lui revint, qui remontait d'avant la naissance de Philippine. Elle s'était réveillée au milieu de la nuit, peut-être légèrement angoissée par sa grossesse dont elle avait eu confirmation dans l'après-midi. Elle l'avait annoncée à Hubert qui avait manifesté, la surprise passée, une joie certaine. Puis il avait repris ses occupations, comme s'il ne se sentait pas vraiment concerné. Mina s'était sentie désemparée devant son manque de curiosité par rapport à son état. Ne pouvant se rendormir, elle s'était dirigée vers la fenêtre. Au dehors, tout était calme. Pas un brin de vent ne bruissait dans les feuilles. Tout était immobile, comme si le temps était suspendu. Même la lune paraissait figée dans les nuages. Mina était restée longtemps à fixer ainsi le paysage en espérant qu'il bougerait, qu'un chat se faufilerait dans la lueur blafarde du rayon qui éclairait l'allée de tilleuls, pour la faire revenir à la réalité du monde. Son esprit semblait même s'être détaché de son corps ankylosé, et, instinctivement, elle s'était gratté le bras comme pour reprendre conscience de son enveloppe charnelle. Puis elle avait tourné son regard vers le lit. "Etre là, à deux pas d'un homme qui dort sans s'apercevoir que vous vous êtes levée, que vous le regardez, et alors que vous cherchez désespérément un signe de vie dans le silence froid de la nuit, c'est ça la vraie solitude, celle qu'on subit, c'est pire que de crier dans le désert, car, dans le désert, il y a au moins l'espoir que derrière une dune apparaisse quelqu'un..." , avait-elle pensé. Elle avait su, dès ce moment-là, qu'elle ne vieillirait pas avec Hubert. Puis Philippine était née. Elle l'avait tout d'abord considérée comme un objet curieux, ne manifestant pas de sentiments maternels particuliers à l'égard de cette boule de chair rosâtre toujours endormie entre deux biberons. Et jusqu'à l'âge de six mois, elle l'avait soignée telle une infirmière un patient. C'est seulement lorsque l'enfant avait commencé à babiller que Mina s'était persuadée de devoir prendre son rôle de mère plus à cœur, de se convaincre que c'était peut-être là la seule justification à son existence, du moins celle qu'attendait d'elle la société.
Aujourd'hui, Mina était là, seule, sur ce quai aussi désert que sa vie. Plus personne ne dormait à ses côtés, sa fille ne venait jamais la voir, sa fortune dilapidée, la plupart de ses amis s'en étaient allés aussi vite qu'ils étaient venus. Le bout du tunnel était noir, elle ne distinguait rien dans la courbe de la station, comme elle ne voyait pas non plus où menaient ces interrogations indéfinissables qui la submergeaient depuis quelques temps. Elle se demanda pourquoi, tout d'un coup, à l'instant même où les flashes du photomaton l'avaient renvoyée à son adolescence, sa vie défilait ainsi devant ses yeux, par bribes, en désordre, comme si elle essayait de tout se rappeler en même temps, de peur d'oublier quelque chose d'essentiel. Mais rien, rien ne retenait sa contention, c'était comme si tout allait beaucoup trop vite dans les méandres de ses pensées. Au loin, le bruit infernal du train qui arrivait de l'autre bout du tunnel se fit entendre, le quai frémit légèrement sous ses pieds alors que son esprit s'envolait déjà vers ces beaux nuages si doux. "Là bas, ces merveilleux nuages…". La tête du monstre d'acier émergea à toute allure, pour stopper presque aussitôt net en un crissement de freins strident, mêlé à un vacarme confus de voix et de cris effrayés s'élevant des wagons, avant même d'avoir atteint le bout du quai…
A Babette, à Jean-Luc, à Françoise...
COLIBRI
COLIBRI
9 commentaires:
Moi, j'adore l'odeur désagréable de caoutchouc chaud et de ferraille du métro au petit matin !
:)
Belle participation ! J'aime beaucoup !
Bravo !
Merci, merci, Gildan ! Mais moi aussi, j'aime bien l'odeur et l'ambiance du métro, même si je n'ai pas l'occasion de le prendre souvent (euh, ch'uis un peu claustro) ! Faut croire qu'il inspire beaucoup, vu les merveilleuses descriptions que chacun en a fait sur ce jeu !
J'aime bien ton texte, même si c'est un cri de solitude, presque de désespoir...
A bientôt, Colibri.
Norma
J'aime bien, Norma, dans mes fictions, décrire des personnages qui sont à l'opposé de moi, ça force un peu mon imagination ! Mais c'est vrai que je suis très sensible à la solitude, aux désespérances des autres, toutes choses pour lesquelles je ne peux rien, c'est mon seul désespoir...
Très bien écrit, comme d'habitude... J'aurais aimé le texte intégral ! Bonne idée, en tout cas, ce blog multithème !
ma chère Chpie, j'ai fait le lien a cet blog, mais j'ai laissé le lien au blog de mon inoubliable ami zeb
ton grend-oncle Teja
Hi hi!
Il y a donc bien un conducteur dans ce blog, j'en profite pour lui demander de composter mon billet.
Quand on est un colibri le métro est un lieu un peu inhabituel, il perçoit avec encore plus de pertinence, à la manière des amazoniens toute l'étrangeté de ce lieu.
- Merci Mona (tu as fermé ton blog ???)...
- Ah oui, mon cher Teja, je le laisse ouvert, de toute façon, le blog de Zeb, j'y vais souvent pour voir allongé sur mes feuilles, et peut-être y retournera-t-il de temps en temps pour un billet "mémoires d'outre-tombe", et aussi pour regarder cette belle photo de vous deux dans le salon vénitien, quel moment inoubliable, comme celui passé avec Micio dans cette même ville, tu sais, celle où on faisait royalement les pitres !!!
Quand je pense que Voltaire décrivait un banquet avec plus de 300... colibris rôtis, Yann ! C'est, je crois, un oiseau qui a fait couler beaucoup d'encre !
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