Souvent,
je m'imagine rêvassant
à l'ombre d'un grand papayer
et de ses longs et beaux fruits verts
tel celui qui trônera certainement
dans la fraîcheur d'un petit jardin
qui ressemblera à n'en pas douter
à celui que me contait si souvent
de son doux timbre serein
ma belle et tendre maman
Souvent,
je m'imagine vieillissant
aux sons multiples des voix aiguës
de la foule dense se bousculant
très tôt joyeuse et animée
profitant de la fraîcheur du matin
où se mêlent les cris confus
des petites filles excitées partant
enchantées main dans la main
au marché avec leur maman
Souvent,
je m'imagine cheminant
sur le dos d'un buffle nonchalant
foulant d'un pas lent et machinal
l'herbe souple et drue des rizières
sous un vent léger et caressant
qui agacerait un peu mon nez
du parfum délicieux mais entêtant
des fleurs de bigaradier
ornant la coiffe de ma maman
Souvent,
je m'imagine remontant
dans la quiétude de l'après-midi
les ruelles calmes désertées
quand derrière les murs à pas lents
se déplacent les grands seigneurs
dans leur sombre demeure à secrets
telle celle de ce grand-père redouté
que personne n'a jamais rencontré
à ce que me racontait ma maman
Souvent,
je m'imagine savourant
à l'ombre du grand papayer
la tiédeur de la journée envolée
regardant la jeune servante
venir cueillir de sa main habile
ce long fruit à l'odeur fragile
qu'elle transformera rapidement
en un plat frais et parfumé
sous l'œil attentif de ma maman
Souvent,
je m'imagine m'endormant
à l'ombre d'un frangipanier
quelque part dans la vallée
aux senteurs de lotus et de jasmin
de ce beau pays tellement lointain
que mes grands yeux se sont usés
à le chercher quelque part
et ailleurs aux détours déformants
des souvenirs de ma maman.
En publiant mon dernier billet, j'ai repensé à ce pays que je ne connais quasiment pas, et, de fil en aiguille, à ce stade de ma vie actuellement très incertaine de tous points de vue, je me suis demandée si je le (re)verrai un jour et si je pourrais y vivre... Jeune, la réponse me semblait bien négative, tellement le rythme de vie adopté ici me paraissaît à l'opposé de ce que je pouvais imaginer à travers les souvenirs de mes parents. Culturellement, il est indéniable que je suis complètement ignare des us et coutumes de mon pays de naissance, de ses traditions à part les grandes lignes, de son protocole très compliqué, même, surtout, en famille, de son histoire, de sa langue excepté quelques mots d'usage... L'autre jour, en attendant le bus, j'entendais deux messieurs asiatiques dont, à leur accent, j'étais persuadée qu'ils parlaient vietnamien. Or, je n'ai pas compris un traître mot de ce qu'ils disaient ! Et hier, en faisant la queue dans une épicerie du 13ème, itou ! Sur deux phrases, si j'ai compris trois mots, c'était déjà beaucoup ! J'étais pourtant persuadée que je "parlais" le vietnamien...
En attendant que la situation compliquée dans laquelle je me meus actuellement se décante un peu, je ne sais pas pourquoi, je me suis soudain vue vieillissant au Vietnam, comme un refuge un peu familier. Illusion sans doute. Mais, de fait, de mes voyages multiples effectués ici et là en Europe, ma seule incursion sur mon continent natal étant un pied posé sur la rive asiatique du Bosphore, je suis persuadée que le lieu m'importe peu. Je suis capable de m'installer des journées entières juste à regarder et écouter vivre les gens, sans hâte de me presser dans les lieux touristiques bondés, je reste convaincue que l'on "apprend" mieux un pays de la sorte qu'en parcourant des kilomètres en car à voir défiler des paysages ou en piétinant dans les musées, toutes choses qu'on peut parfaitement faire de chez soi à travers les livres ou autres moyens télévisuels. Il me revient d'ailleurs en souvenir mon séjour à Istanbul, où je suis restée sur place plus de quinze jours, à la grande surprise des passagers de l'avion qui s'étonnaient de ne pas m'avoir vue dans le "circuit" pendant tout ce temps-là, alors qu'ils avaient "fait" la Turquie en 5000 km... Ben non, je suis restée à Istanbul, à aller à la rencontre de la population, à passer des heures à parler avec ses habitants de toute sorte, de l'étudiant chevronné rêvant d'une expatriation aux USA, au jeune et riche marchand de tapis fon da men ta liste qui quittait régulièrement son magasin à l'heure de la prière, fort instruit mais remettant soudain tout en cause jusqu'à nier les résultats de la science "parce qu'il n'a rien vu de ses propres yeux" et qu'ils étaient contraires aux écritures ou impossibles à vérifier, ou encore ce marchand d'instruments de musique passionné par son art (il était lui-même fabricant de ud), et encore cet anatolien qui descendait de sa montagne dans ses vêtements traditionnels avec un barda incroyable sur le dos, des babioles insignifiantes à vendre dans la journée pour (sur)vivre, passant sans broncher devant une vitrine aseptisée où, derrière leurs bureaux high tech, des hommes en costume sombre pianotaient sur un clavier les yeux rivés sur leur écran d'ordinateur...
Oui, souvent, je m'imagine, ici ou ailleurs, peu m'importe, mais ce serait peut-être bien au Vietnam, pourquoi pas ?